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  Turquie: Asli Erdogan, la voix des prisonniers politiques / Le Devoir / 3.3.2018
  La lumière et l’ombre habitent le quotidien de la romancière et opposante turque Asli Erdogan qui, en mars, publie son tout premier roman, L’homme coquillage (Actes Sud, sortie prévue le 5 avril au Québec), alors que reprend au même moment son procès à Istanbul pour tentative de déstabilisation de l’État. Asli Erdogan a été arrêtée en août 2016 après le coup d’État manqué en Turquie et détenue pendant quatre mois et demi. En cause ? Certaines de ses chroniques (à retrouver dans le recueil Le silence même n’est plus à toi, chez Actes Sud également) et son rôle de conseillère pour le quotidien kurde Özgur Gündem. En liberté conditionnelle depuis un peu plus d’un an, elle a quitté la Turquie. Rencontre avec une auteure qui nous berce d’une écriture chaude, envoûtante, sensuelle dans ce roman de jeunesse, un style qui contraste avec la noirceur de son présent.

Vous avez quitté la Turquie au mois d’octobre dernier. Quelle est votre situation actuelle ?

Je suis obligée de me mettre en pilote automatique pour avancer. Je vis à Francfort et suis invitée à de nombreux événements littéraires partout en Europe. Ces déplacements incessants m’aident à oublier ma propre réalité. Je dois me rendre à un endroit, me maquiller, donner des entrevues, être sur une estrade, être présente. Si je reste seule deux jours, j’ai du mal à supporter l’angoisse liée à mon procès. Deux mois avant l’audience, je suis « en mode procès » : je commence à me comporter bizarrement, je parle trop, je deviens maniaque et colérique, puis j’entre dans une phase dépressive. Surtout depuis que le journaliste et écrivain Ahmet Altan et cinq autres figures des médias ont été condamnés à des peines de prison à perpétuité. Ma vie est suspendue à ce procès. Je respire, mais je ne vis pas totalement.

La prochaine audience est le 6 mars à Istanbul. Y serez—vous ?

Dans le contexte actuel, me rendre en Turquie serait du suicide. Après la condamnation d’Ahmet Altan et de son frère, l’économiste Mehmet Altan, ma mère m’a appelée en pleurs. Elle m’a fait promettre que même si elle mourait aujourd’hui, je n’assisterais pas à ses funérailles. C’est très dur d’entendre ça.

Les peines de prison à perpétuité s’abattent sur des centaines de militaires « putschistes » à la suite du coup d’État manqué de 2016. Les premiers civils, comme Ahmet Altan et cinq autres personnalités médiatiques en Turquie, ont aussi été condamnés à la perpétuité. Qu’en pensez—vous ?

C’est monstrueux, surtout quand vous savez pourquoi Ahmet Altan a été arrêté. Il participait à une émission de télévision la veille de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, au cours de laquelle il a critiqué le gouvernement. Le procureur l’a accusé de faire passer des « messages subliminaux » à l’audience relativement au coup d’État. Pour cela, la justice a requis la prison à vie. J’ai été arrêtée en même temps que lui pour avoir servi en qualité de conseillère de la rédaction du quotidien kurde Özgur Gündem. C’est un titre surtout symbolique et qui ne m’engageait pas juridiquement. Le procureur a également demandé la perpétuité pour moi. Je ne sais pas qui seront les prochains. Des centaines d’accusés, dont de nombreux étudiants des écoles militaires, ont déjà reçu la même peine après le coup d’État manqué. Personne n’a bougé, car tout le monde a peur d’être associé au réseau de Fetullah Gülen [l’imam turc en exil aux États—Unis accusé par l’État turc d’être le cerveau du putsch, ce qu’il nie]. J’ai bien peur que dans les prochains mois, en Turquie, des milliers de personnes vont être condamnées à la réclusion à perpétuité.

Le New York Times vous a nommée dans sa liste des 11 femmes les plus influentes de l’année 2018. Est—ce que témoigner est une responsabilité pour vous ?

J’ai toujours ressenti le devoir de témoigner, même si je savais que prendre la plume pour écrire sur la situation des Kurdes, des Arméniens, des prisons turques, des femmes, mettait en péril ma carrière littéraire. Mais je ne m’attendais pas à ce que le prix à payer soit la prison et une peine pouvant aller jusqu’à la réclusion à perpétuité. Après avoir été incarcérée puis remise en liberté, cette responsabilité est encore plus impérieuse. Beaucoup d’autres sont toujours emprisonnés. Je dois parler en leur nom.

Votre tout premier ouvrage, L’homme coquillage, écrit quand vous aviez 25 ans, sort pour la première fois en français le 7 mars en France (le 5 avril au Québec). Il a été très peu traduit, pourquoi ?

J’ai longtemps résisté à l’idée de le faire traduire. Quand il a été publié pour la première fois en Turquie, j’avais déjà quitté le pays pour vivre au Brésil. Le livre avait été écrit à la hâte, je n’avais pas eu le temps d’y apporter des corrections. C’est un peu comme mon premier enfant, qui serait né difforme. Mais au final, c’est mon enfant et je ne peux pas le rejeter. Ce livre est spécial. Je l’ai écrit alors que je vivais à Istanbul avec des migrants africains. J’avais une existence semi—légale. La journée, je travaillais comme physicienne à l’université, le soir, j’écrivais le livre, et la nuit, je la passais avec les Africains, cachée de la police. À cette époque, j’étais très amoureuse. C’est le seul livre que j’ai écrit alors que j’étais amoureuse. Il y a l’amour entre les lignes. L’ouvrage est d’ailleurs dédié à Soukouna, l’homme que j’ai aimé et qui a disparu en 1998.

Votre récit est celui d’une jeune femme qui retrouve le chemin du désir sexuel après une enfance violente, le harcèlement sexuel, un viol. Est—ce autobiographique ?

Oui, tout ça est vrai. J’ai été cette enfant traumatisée dont le père a tenté de tuer la mère, qui a été harcelée sexuellement, qui a fait deux tentatives de suicide. Le viol s’est produit plus tard, alors que j’écrivais le livre. Mais le but de ce livre n’était pas de me confronter à ces lourds traumatismes. Ils sont présents dans le récit simplement pour expliquer pourquoi le personnage féminin est tellement étranger à son propre désir.

Que pensez—vous du phénomène #MoiAussi ?

D’une part, je pense que les victimes doivent parler. Le silence est toujours une forme de collaboration avec l’oppresseur. Le silence protège les agresseurs. La plupart des crimes sont tus et en conséquence, les hommes ne les considèrent pas comme des crimes. Les femmes non plus d’ailleurs. Les femmes ont tendance à accuser les autres femmes, à les rendre responsables de ce qui leur arrive. Il faut que cela cesse. Ce silence doit être brisé. D’autre part, comme pour tout, il existe le risque d’aller trop loin, que la dénonciation tourne en haine des hommes. Il ne faut pas oublier que les hommes sont aussi les victimes d’un système machiste et paternaliste. L’oppression des femmes est un péché systématique inscrit dans notre histoire. Le machisme est une prison pour les hommes aussi. Il faut voir les deux côtés de la pièce.

Dans la foulée de la polémique #MoiAussi, faut—il censurer les artistes qui sont visés par celle—ci, ou faut—il séparer l’homme de l’oeuvre ?

Comment répondre à cette question ? Est—il encore possible de lire Céline ou Dostoïevski, connus pour leur antisémitisme ? Je n’ai pas besoin d’adorer la personne pour apprécier l’oeuvre. Il y a du sang sur les chefs—d’oeuvre. Le sang des autres. Mais si c’est du grand art, il faut l’apprécier et apprendre de lui.

 

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