Le Mandarin miraculeux
Demotion et Terrance Par Cecile OUMHANI
La nuit exacerbe les solitudes et les profondeurs de ia viiîe noffrent pas de redemption. Une jeune femme marche dans Geneve, sans pouvoir echapper â une blessure qui suscite repulsion et degoût pour ceux qui ia croisent, pas plus qu’elle ne peut se soustraire â la douleur qui I’accompagne.
Est—elle borgne parce que «l’amour a un oei! de trop», comme le dit !e Mabâbhârata, et quii n’est pas . d’amour heureux ? Qui pourra regarder en face son ceil blesse, defait du pansement qui le recouvre ? Seule avec son enfance en Turquie et [’abandon de Sergio, la narratrice recherche desesperement ia nuit, prisonniere d’une vision oû se deforme le prisme du monde exterieur lorsque la fatigue accabie Tceil qui lui reste. Jeune femme assoiffee de tendresse, eprise de passion et d’intensite, eile ne peut dire ce qui est brise en elle, encore moins !e livrer au premier venu. Le mandarin miraculeux de la (eğende chinoise qui lui est chere ne perd—il pas son invulnerability des qu’ii reçoit des marques d’affection ? Eile est condamnee â errer dans ies ruelles de la ville OLI rode le danger et ecrit â en perdre haieine dans les cafes de Geneve. C’est tâ que se croisent (‘Istanbul de sa memoire et la Geneve de son exil, la passion perdue avec Sergio et Tabsence irreversible, parce qu’«essayer de faire revivre un amour ancien» est «absürde et sans espoir». La narratrice deambule dans un entre—deux peupie de miroirs, celui des rives du Leman oû elle refrouve cedes du Bosphore. L’impetuosite des rivieres appartient â la passion passee ou releve de Tiliusion et les rues ne ia mettent en presence que de predateurs. De son passe turc, elle garde le regret dune jeunesse confisquee par les interdits et la tristesse qu’eile considere comme le signe de reconnaissance des femmes du Moyen—Orient. Les adolescentes de Geneve s’epanouissent «comme des fleurs» et sont de petites deesses. E!!e a conserve des hommes de son pays le souvenir «d’inexplicabies humiliations, de menteurs, de brutes, de bûchers oû Ton brûle les sorcieres.» Michelle, le personnage de la fiction qu’elle ecrit â longueur de nuit dans les cafes, est belle â en perdre le souffle. Pourfant le double quelle s’est invente ne rencontrera â Geneve que desastre et destruction. La narratrice semble ainsi vouee â porter avec son ceil malade le reve d’une dualite â jamais biessee. II se fait ie sas dune âme exilee sur terre, tandis qu’elie est un oiseau aux ailes rognees par la vie. On retrouve ici I’univers de la ville dejâ cher â Asli Erdoğan dans La ville dont la cape est rouge (Actes Sud, 2003), ainsi que le theme du double fictionnel present aussi dans son roman precedent â travers Özgür et Ö, avec ce qui etait une descente aux enters marquee par le souvenir dOrphee et d’Eurydice. AslJ Erdoğan est une des voix les plus prometteuses de la jeune literature turque, recompensee Tannee derniere en Turquie par un prix pour une prose poetique qui n’a pas encore ete publiee en français.
Orhan Pamuk a saiue son extreme sensibilite et tout son talent. Le mandarin miraculeux compte en effet parmî ces textes qui sont une subtile ecrîture de iemotion et de Terrance.
C.O.
Aslî Erdoğan, Le Mandarin miraculeux, tradııît du turc par Jean Descat, 111 pages, Actes Sud, avril 2006, 13,80 euros.
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