Libertés conditionnelles
TURQUIE Journaliste au quotidien pro—kurde «Özgür Gündem», la romancière Asli Erdogan se confie dans un contexte politique tendu à l’approche des législatives du 1er novembre.
Même si rien ne la prédestinait à la vocation littéraire et journalistique, Asli Erdogan (née en 1967) manifestait déjà jeune fille une capacité à s’émanciper des contraintes de la société turque, notamment par rapport au statut des femmes. Débarquant à Genève à 24 ans, elle devient la première étudiante turque en physique au CERN, où elle mène des activités de recherche dans le domaine des particules de haute énergie. En rupture avec les mœurs musulmanes, elle souhaite s’épanouir en Suisse, un désir contrarié par un milieu scientifique où elle ne se sent pas à son aise.
Grâce à une formidable mobilisation de ses forces, elle écrit à Genève son premier roman Le Mandarin miraculeux aux accents autobiographiques, forme indissociable de tous ses écrits. Attirée davantage par un monde terrestre à conquérir que par le mystère du cosmos, elle abandonne l’environnement claustrophobe du CERN et s’établit à Rio de Janeiro. Un nouveau défit dont elle ne mesurait pas les risques. De la rencontre—choc avec l’univers vertigineux des favelas naît son roman majeur, La Ville dont la cape est rouge. La critique a salué comme un chef d’œuvre ce texte mêlant récit et journal intime, rédigé comme une transe par l’auteure stambouliote. Dotée d’un extraordinaire sens de l’observation, elle situe au centre de ses écrits l’exil en tant que condition existentielle de tout homme. «La langue maternelle est ma vraie et unique maison», confirme aujourd’hui celle qui a vécu à l’étranger sporadiquement sans jamais se résoudre à l’émigration. En effet, après deux ans à Rio de Janeiro, où elle fait l’apprentissage d’une grande liberté et découvre un autre cadre d’oppression, elle éprouve le besoin de rentrer chez elle. Ayant définitivement abandonné une carrière universitaire prometteuse, elle intègre en 1998 l’équipe d’un journal réputé de gauche, Radical.
L’ex—physicienne, devenue entretemps écrivaine, est avant tout une révoltée. Dans ses audacieuses chroniques intitulées «Les autres», elle brise bon nombre de sujets tabous comme les viols sur des mineures kurdes commis par les paramilitaires turcs ou les tortures dans les prisons d’Etat. Ces chroniques touchent rapidement une très large audience et ne laissent pas indifférentes les autorités politiques. Ses activités journalistiques seront mises en péril jusqu’au jour où elle perd son emploi, suite à un ordre de licenciement parvenu à la rédaction. Pour avoir révélé dans une série d’articles de multiples grèves de la faim des prisonniers politiques en Turquie, qui se sont soldées par le décès de 120 personnes. Une tragédie survenue il y a quatorze ans à laquelle elle a décidé de consacrer un de ses prochains livres.
Son engagement de journaliste militante en faveur des droits humains s’est également traduit dans une œuvre littéraire très singulière en prose poétique, Le bâtiment de pierre (Actes Sud, 2013). Un bouleversant hommage et un adieu à son compagnon africain porté disparu et mort dans une geôle turque, vraisemblablement sous la torture. Dans ce récit intime, l’auteure s’identifie aux souffrances d’un être isolé à l’intérieur d’une minuscule cellule, et figé dans «un Maintenant infini».
Exposée au risque de persécution des forces policières de par son engagement pour la cause kurde, Asli Erdogan bénéficie en ce moment d’une bourse attribuée en reconnaissance de son courage par ICORN. Un réseau international de villes—refuges protégeant les auteurs persécutés en raison de leurs activités. Rencontre à Cracovie, ville membre du réseau.
Lorsque vous prépariez votre diplôme de master, vous faisiez partie des chercheurs en physique de particules du CERN. Un énorme privilège, pourtant cette expérience vous a déçue...
Asli Erdogan: En effet, vue de l’extérieur c’était une chance inouïe. J’ai été la première étudiante turque engagée au CERN et d’ailleurs la seule femme dans une équipe de chercheurs français, dirigée par Georges Charpak, prix Nobel de physique. Nous travaillions sous une énorme pression et quatorze heures par jour! En plus, jeune fille romantique et fragile que j’étais, je supportais mal la rivalité entre les physiciens, hommes certes très doués, mais agressifs, superficiels et parfois machistes. Une ambiance plutôt cauchemardesque digne d’une multinationale ordinaire. A cette époque, je vivotais à Genève avec un très bas salaire. Je logeais en vieille—ville comme unique locatrice d’un bel immeuble ancien en pleins travaux de restauration. Je rentrais du travail tous les jours vers minuit et j’écrivais jusqu’à six heures du matin mon premier roman pour ne pas succomber à la folie. Je ne dormais que deux heures par nuit et j’ai tenu ce rythme pendant six mois, avant d’arriver à la conclusion que je ne méritais pas la physique et qu’elle ne me méritait pas non plus. Je garde néanmoins un beau souvenir de Genève, une ville lyrique où j’ai gouté à une liberté que je n’avais pas connue jusqu’ici et à laquelle j’aspirais profondément depuis mon adolescence. A l’époque, les filles en Turquie ne sortaient jamais le soir!
Plus tard, vous avez vécu dans la communauté africaine immigrée à Istanbul, une période de vie qui vous a profondément marquée. Pourquoi?
– Premièrement, j’ai été très mal vue en Turquie du fait de ma relation avec un noir dans une situation illégale. Deuxièmement, à cette époque effectivement très traumatisante pour moi, la police avait le droit de tuer un Africain à n’importe quel moment et de faire disparaître le corps. La société n’avait aucune compassion pour la souffrance des Africains, les considérant tous comme des dealers! Les autorités turques n’ont d’ailleurs pas hésité à organiser une déportation massive, au camp d’internement à Silopi, d’immigrés africains clandestins, raflés à Istanbul et Ankara. Heureusement, la situation s’est nettement améliorée depuis. D’une part, les gens se sont habitués aux Africains, plus nombreux aujourd’hui dans mon pays, de l’autre, ils sont plus respectés, compte tenu qu’ils étudient et travaillent comme ingénieurs ou enseignants, par exemple.
Enfant et adolescente vous avez subi la dictature militaire en Turquie. Votre détermination pour défendre des opprimés de tout bord puise—t—elle ses racines dans les activités politiques de votre père, un communiste engagé à l’époque dans la lutte contre le régime en place?
– Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, non. Il s’agit plutôt d’un traumatisme auquel j’ai été confrontée dans la famille et qui fut déterminant pour mon futur engagement. Durant des années, je menais une vraie bataille contre mon père. Bien qu’ingénieur et homme très intelligent, il frappait ma mère, une femme très délicate, et a même tenté de la tuer. Lors de l’instance en divorce, j’ai témoigné contre lui et j’ai enfin pu arracher ma mère du danger. Par ailleurs, qu’un défenseur de nobles causes se révèle un tyran à la maison n’est pas vraiment un cas isolé.
Le contrôle des médias est un pilier central du régime du président Erdogan. Selon les observateurs de l’ européenne, les autorités turques ont procédé ces derniers mois à 140 licenciements de journalistes. Quel risque fait courir à votre journal cette politique de musèlement de la presse?
– Je figure déjà sur la liste noire des journalistes destinés au licenciement et notre journal Özgür Gündem peut se faire attaquer à tout moment. Cela s’est d’ailleurs produit en 2011, lors d’un assaut violent des forces policières contre la rédaction, qui a mené à l’arrestation de tous. Quant à moi, depuis peu de temps à l’étranger, je suis passée de justesse entre les mailles du filet. J’ai bénéficié notamment d’une bourse littéraire de la ville de Zurich, où j’ai été très bien accueille. Par contre, en Autriche, à Graz, où je me suis réfugiée par la suite pour fuir le danger persistant d’emprisonnement en Turquie, j’ai été confrontée à un racisme pur et dur, à mon domicile comme dans la rue, et même à l’hôpital. Avec mon statut d’écrivaine exilée, je me suis retrouvée dans un milieu d’intellectuels multiculturel, donc apparemment ouvert, mais au fond très hypocrite.
«La haine contre les kurdes est encouragée»
Remporter par tous les moyens les élections législatives anticipées du 1er novembre prochain, tel est l’objectif du président Recep Tayyip Erdogan et de son parti islamo—conservateur, l’AKP. En cas de victoire, le chef de l’Etat turc poursuivra l’instauration d’un régime présidentiel fort, sorte de dictature constitutionnelle.
Pourtant, il existe un sérieux obstacle qui entrave son projet: le parti de gauche pro—kurde, le HDP, actuellement en pleine effervescence. En effet, en juin dernier, il a fait son entrée au Parlement avec quatre—vingt députés. Cet événement inédit dans l’histoire de la Turquie est à l’origine de la défaite de l’AKP et de la violente campagne d’intimidation en cours visant à dissuader les électeurs de voter HDP. Orchestrée par l’Etat, les opérations militaires s’intensifient partout dans le pays, et le mystère qui plane toujours autour des origines de l’attentat d’Ankara du 10 octobre dernier fait augmenter les tensions.
Alertée par de nombreuses violences observées ces derniers mois, vous vous êtes rendue en Turquie. Qu’avez—vous pu constater sur place?
Asli Erdogan: Durant la période préélectorale, nous avons eu à faire à un véritable lynchage des Kurdes. Le 8 septembre, quatre cent locaux du parti HDP avaient été détruits et son quartier général d’Ankara brûlé, une attaque d’hostilité massive organisée principalement par des militants des organisations de jeunesse de l’AKP. Au lendemain de ce désastre baptisé «la Nuit de cristal», des événements violents se sont produits dans soixante villes turques. Les autorités prétendent mener uniquement une guerre contre les terroristes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), cependant dans la majorité des cas, les victimes sont des enfants et des personnes âgées. A Silvan – une ville de la province de Diyarbakir du Kurdistan turc – où je me suis rendue, les militaires ont mitraillé devant mes yeux le bâtiment d’une clinique de trois étages et ont brulé ambulances et voitures dans la cour. Lorsqu’un médecin a essayé de planter le drapeau blanc à la fenêtre, ils l’ont tué à bout portant. Des actes de barbarie se sont succédés à Bismil, une autre ville de la région. Un adolescent s’est fait attaquer et tuer avec des lames de rasoir. On a tenté de brûler vive une fillette de cinq ans et sauvagement battu un garçon de 11 ans, enveloppé dans un drapeau turc et trainé par terre.
C’est une réelle situation de terreur...
– Oui, la haine contre les Kurdes est volontairement encouragée par le pouvoir qui persiste dans une stratégie du chaos en exacerbant le sentiment nationaliste, en vue des élections législatives du 1er novembre. Une des pires manifestations de terreur organisée dans ce but s’est produite à Cizre, ville considérée comme un bastion des rebelles kurdes. Lors d’un blocus généralisé du 4 au 11 septembre, les forces armées ont utilisé canons, mitrailleuses lourdes et mortiers. Les snipers tiraient sur les habitants qui sortaient de chez eux après l’heure du couvre—feu. Même sur les personnes qui apparaissaient aux balcons! On a empêché une femme d’emmener à la clinique son bébé. Faute de soins, il est décédé et la mère a conservé le corps dans le frigo. Horrifiée par les crimes, une délégation de députés du HDP, emmenée par Selahattin Demitras, leader du parti, a tenté de se rendre à Cizre en bus. Je les ai accompagnés. Mission malheureusement empêchée par les forces de l’ordre à cent kilomètres de la ville assiégée. Lorsqu’ils nous ont encerclés et forcés à descendre du bus, j’ai imaginé le pire des scenarios. Dans un instant de panique, j’ai appelé ma mère pour faire mes adieux. Finalement, les hommes ont décidé de continuer la route à pied, sous une chaleur de 35 degrés, pour rallier la ville. Très malade, je n’étais pas en mesure de poursuivre une si longue marche.
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