Laveggi, Erdogan, duex femmes poun éloee de la brièveté
Lucilc Laveggi a toujours eu l’ait de la concision. Non pour être . allusive, mais au contraire pour affirmer avec netteté, sans détours, ce qu’on répugne souvent à dire, voire à s’avouer à soi—même.
Des trois romans qu’elle a publiés depuis 1992 (1), le premier, La Spectatrice, est le plus long (142 pages), chronique pertinente et acide d’une génération qui a prôné la révolution avant de s’abîmer dans l’embourgeoisement. Une rose en hiver (1996, 88 pages) est, à travers les derniers jours d’une mère, une réflexion sur la mort dans la société contemporaine, et la manière de l’évacuer, par peur — anonymat de l’hôpital, disparition rapide. Quant à Damien (2000,94 pages), c’est une brève et émouvante évocation du cinéaste Jean Eustache, qui s’est suicidé en 1981.
Avec Le Sourire de Stmvins/y, c’est la figure d’un père qui est au centre du récit. Une femme veut écrire un livre sur Igor Stravinsky, mais elle doit veiller sur son vieux père. « Il ne soit de sa carapace que pour émettre des signes d’humeur négative. » et, bien entendu, ne s’enquiert pas du travail de sa fille sur le musicien. Lorsqu’elle lui a fait ! part de son projet, « il a fait la moue, sa
petite moue ravageante, et il s’est mis à siffloter Elle avait une jambe de bois, la chanson de music—hall que Stravinsky a insérée dans Petrouchlca ».
La narratrice dit avec précision l’aliénation qu’est cet accompagnement, la tristesse, mais aussi la répulsion suscitée par ce père renonçant à tout, s’absentant du monde avant même de le quitter. Face à cette désagrégation surgit l’image de Stravinsky, octogénaire, se mettant « à son piano, deux heures, le matin, pour repousser la mort, qui l’effraie ».
D’un côté une existence contrariée : une passion pour le violon découragée par une mère revêche ; une carrière militaire interrompue à cause d’une épouse trop malade pour supporter le climat du Maroc, où le père était en garnison. Le violon, longtemps compagnon des mauvais jours, rangé au—dessus d’une armoire, et l’ennui du quotidien dans la vie civile.
D’un autre, un destin fait de combats et d’exils, d’échecs et de victoires, et dont le renoncement, jusqu’au dernier jour, est absent. Stravinsky et «• son sourire de chat ». « C’est pour que j’y voie, souligne la narratrice, entre les plis qui encadrent sa bouche. le souvenir de ses combats et la splendeur de sa musique. »
Dans le parallèle entre un visage qui s’efface — le père — et le fameux sourire de Stravinsky « mystérieux et grinçant » — « Si je pouvais dire tout ce que son sourire contient, mon livre serait déjà écrit » —, le livre commence à s’écrire. Puis le père meurt et Stravinsky semble prendre toute la place. Mais pourquoi Stravinsky, entre tant d’autres musiciens, par exemple Maurice Ravel, le préféré du père,
dont la fille découvre une photo en militaire, cachée dans un livre ? Ravel qui a écrit à Stravinsky en 1923 pour dire combien il a aimé Noces. Serait—ce à cause de cette Histoire du soldat (texte de Ramuz), où le son du violon est si strident, où Stravinsky conduit le soldat « vers sa chute (...), le pousse sans pitié dans la trappe du néant » ?
Et si elle avait choisi Stravinsky à cause de son père, qui n’a su être ni vraiment musicien, ni tout à fait soldat ? Du reste, ne se ressemblent—ils pas, physiquement ? A la fin du récit, la question reste en
suspens, mais tout le livre de Lucile Laveggi a donné la réponse.
La brièveté et la précision sont aussi les qualités d’Asli Erdogan. Elle est née en 1967 à Istanbul. Après des études de physique, elle est partie pour Rio « et depuis, précise son éditeur, elle voyage régulièrement à travers le monde ». Cette nomade écrit des poèmes et des romans. Le Mandarin miraculeux est son deuxième livre traduit en français, après La ville dont la cape est rouge (2).
A travers les déambulations nocturnes, dans Genève, d’une femme blessée, c’est toute une vie liée aux interdits et aux dangers qu’évoque Asli Erdogan. Sa narratrice est doublement blessée. L’homme qu’elle aimait l’a quittée, et peu de temps après, elle a été atteinte d’une curieuse maladie. Elle va perdre l’œil gauche, porte un affreux pansement et se souvient de cette phrase du Mahâbhârata : « L’amour a un œil de trop. »
« Genève est l’eiidroit rêvé pour se promener la nuit au hasard des mes. Avant tout, cette vdlz est sûre jusqu’à l’ennui. » Rien à voir avec les dangers qu’elle bravait, adolescente, dans son pays, quand elle vuulait sortir seule, tard le soir. Pour échapper au destin des femmes turques, elle a choisi l’exil. Avec Sergio, elle a cm trouver un
amour qui la sauverait de son étrai mal de vivre. Mais lui aussi l’a rem à sa solitude, aggravée par sa bless au visage, qui détourne presque toi les autres d’elle.
Alors elle marche et elle écrit, le généralement, dans des cafés. Elle. inventé un double de fiction, qu’ell appelle Michelle, et qui contrairem elle ne prendrait pas « les choses tre cœur » — selon le mot du médecin tente de soigner son œil.
« Quand Michelle est en marche, tient tête au monde entier. » « Comr. Sergio, elle est infatigable dans sa qu d’amour et de bonheur. » Mais mên les personnages de fiction meurent rappelant que, définitivement, « no étions seuls dans ce voyage vers nous—mêmes ».
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