Mauvais œil
La narratrice, une jeune femme turque, erre dans Genève une fois la nuit tombée. Depuis le départ de Sergio, son amant, elle a perdu lœil gauche. Désormais objet de peur et de répulsion, elle se réfugie dans la solitude et une ironie teintée de cynisme ; la voilà racontant lintérêt que lui manifeste un jeune Français croisé dans un café : /r // devait se figurer que jétais une femme écrivain du Tiers Monde qui avait perdu un œil en combattant pour la démocratie. » En réalité toute sa personnalité est habitée par la douleur, et semble prête à se briser à la moindre manifestation de tendresse. Ce roman étrange peut se lire à différents niveaux ; on peut linterpréter comme le récit, à lhumour glacial, dune expérience de lamoindrissement physique et de la marginalité quil entraîne. Une femme à la beauté altérée ne vaut plus grand—chose sur le marché de lamour, et na plus rien à attendre, tel est le constat que fait la narratrice. Et la description du regard des autres — r un seul œil est pour eux une chose plus insupportable que la mort... mon œil perdu occupe la place de ce quils ont perdu ou devront perdre. Ils en font un abîme » — dit crûment leffroi devant toute anomalie physique. Mais le récit possède une dimension plus symbolique, presque psychanalytique : lœil perdu figure la conscience, et peut—être aussi, dans sa suppuration, les non—dits et les névroses. Cependant, lécriture de Asli Erdogan, presque sèche, tient à distance tout pathos, comme la narratrice lorsquelle sadresse à son amant : « ne compte pas sur moi pour me complaire bassement à (...) distribuer gratis souffrances, cauchemars et tragédies. » Ce sont précisément cette souffrance non élucidée du personnage, son passé mystérieux, et sa solitude dans une Genève étrangère, qui donnent à ce court texte une beauté sombre, emplissant le lecteur de malaise et de compassion.
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