2014, une chronique d’Aslý Erdoðan sur Kobanê
La guerre. Un concept, une réalité, un état propre à l’homme, une tragédie. Le noir motif toujours renouvelé du récit que l’on appelle l’histoire…
Aslý Erdoðan
Le ‘voyage’ qui transforme les observations en expérience, l’expérience en mots est toujours violent, mais quant à la guerre elle—même qui est ‘observée’…
Se retrouver au milieu de conflits armés, dans une nuit de ténèbres, chercher son chemin dans une ville étrangère, arpenter avec un Bosniaque frappé à la tête la rue qu’il défend… A la limite de terres qui n’appartiennent à personne, au point zéro de la frontière, comme nous nous tenions main dans la main pour former une chaîne humaine pour la paix, il y eut des bombardements aériens. Je sentis qu’aucune des expériences vécues par le passé ne m’avaient préparée à cet instant. Peut—être que même ceux qui subissent l’entraînement militaire le plus dur se retrouvent, lorsqu’ils approchent la réalité de la guerre, une réalité aussi contraire à la vie, aussi contraire à la mort même, dans la sensation d’une irréalité, un sentiment d’être perdu comparables.
J’avais conclu ma dernière chronique en me demandant quelles phrases allaient nous dire Kobanê…
Bien sûr, Kobanê n’est pas du genre à tenir en quelques milliers de frappes, en quelques heures… Il faut aussi raconter les réfugiés, les récits de ceux qui choisissent de rester dans les villes détruites et qui sentent la mort, et ceux des guérilleros, et ceux des civils, et ceux des blessés éparpillés dans les hôpitaux d’Urfa, et ceux de ceux qui se sont vidés de leur sang parce que la frontière n’a pas été ouverte à temps… Et ceux de ceux qui attendent leurs enfants les yeux rivés sur la ville qui disparaît sous les fumées, et ceux des enfants du camp d’Arin Mirza… Un par un, encore et encore… Jusqu’à ce qu’on les entende. Les enfants qui font des signes de victoire entre les tentes alignées en rangées… Les visages épuisés, sérieux, de ceux qui montent la garde depuis des semaines à la frontière en restant exposés aux nuisances du feu et du gaz lacrymogène : « Nous avons enterré tant de morts. » La phrase que la mère d’un guérilléro, me tenant la main à l’extrémité de la chaîne pour la paix, m’a apprise syllabe après syllabe en essayant de ne pas rire de ma prononciation : « Bijî Berxwedana Kobanê ! »[Vive la résistance de Kobanê !]
C’était la fin des années 90. Je m’étais mêlée à un groupe de femmes qui essayaient de franchir un couloir policier pour marcher vers l’avenue Istiklal. De tous côtés pleuvaient des insultes, des menaces de lynchage, tous les trois pas, des policiers qui agitaient leurs matraques tiraient une femme du groupe pour l’emmener en garde à vue. Il me semble que c’est ce jour—là que j’ai entendu ce mot : Berxwedan. C’était alors la 500e semaine des Mères du Samedi qu’à cette époque les journaux choisissaient soit d’ignorer, soit de montrer pour cible dans leurs premières pages !
Puis—je écrire, en tant que citoyenne d’un pays qui a fait tout son possible pour boucher un couloir qui s’était ouvert naturellement et ce, depuis longtemps, qui négocie l’aide humanitaire à apporter à une ville encerclées d’artillerie lourde, qui, lors des événements des 6 et 7 novembre, a déclaré ‘nous n’accepterons pas les blessés tant que les manifestations n’auront pas cessé’ – alors que dans le même temps, toutes les routes, les portes, les couloirs menant à DAESH étaient ouverts ! – et qui a fermé les yeux sur la mort de douze blessés, consécutive à de lourdes pertes de sang, puis—je écrire le mot ‘paix’ sans ressentir de honte, je l’ignore. Mais je le répète au nom de la protection de mon droit à prononcer ce mot.
Nous, qui croyons à la fraternité des mots et des peuples et à l’immortalité de la Parole, nous qui croyons au feu inextinguible de la résistance qui brûle dans l’âme humaine, à ce feu qui, à la mort d’un mot, en voit naître un nouveau et aux rêves magnifiques que nous nommons ‘liberté’, nous le répèterons jusqu’à l’ouverture d’un vrai couloir. Jusqu’à ce que soient arrachés tous les fils de fer barbelé qui séparent les hommes les uns des autres… Un couloir qui aille du je au tu, il suffit parfois d’un pas, d’un mot, d’une voix même, mais nous devrons encore beaucoup marcher pour pouvoir appeler ça un ‘couloir de l’humanité’. ‘Au pouvoir de l’imagination’ (ce sont les derniers mots de Suphi Nejat).
Note : La liste publiée dans la presse des amis écrivains avec lesquels j’ai pris la route au départ d’Istanbul était par endroit erronée : Ayþegül Tözören, Gaye Boralýoðlu, Hatice Meryem, Sema Kaygusuz, Menekþe Toprak, Seray Þahiner, Ýlkay Akkaya, Vivet Kanetti, Sine Ergun, Murathan Mungan. J’ai trouvé dans la presse la liste de ceux qui nous ont rets de Diyarbakýr, Batman et Aðrý, s’il y a des erreurs, veuillez m’en excuser : Aydýn Alp, Azad Zal, Edip Polat, Eyüp Güven, Felate Dengizi, Hicri Ýzgören, Hogir Berbir, Ýsmail Dindar, Lal Laleþ, Mehdi Perinçek, Fýrat Ceweri, Muharrem Erbey, Sidar Jir, Yavuz Ekinci, Murat Özyaþar, Mehmet Yýlmaz, Memirxan, Nihat Özdal, Osman Özçelik, Remziye Arslan, Rizo Xerzi, Rodi Zinar, Þener Özmen, Roþen Rojbin, Sevinç Koçak, Vedat Çetin, Yavuz Ekinci, Zülküf Kýþanak. D’infinis remerciements à l’Association des Ecrivains Kurdes et à PEN—Diyarbakýr, aux députés HDP qui nous ont accueillis, aux amis d’Eðitim—Sen et du barreau qui ont participé à la chaîne et à tous ceux qui ont consacré leurs efforts à la conférence ‘Une phrase pour Kobanê’, et particulièrement à Ayþegül et à Filiz. Quant aux phrases des écrivains qui n’ont pu être des nôtres ce jour—là, je les garde pour une prochaine chronique des ‘Impressions d’Arin Mirza’.
Aslý Erdoðan, chronique du 30 octobre 2014.
Aslý Erdoðan est écrivaine. Certains de ses livres ont été traduits en français, dont Le Bâtiment de pierre (Actes Sud, 2013).
Novembre 2016 : La prison à vie a été demandée par le procureur pour Aslý Erdoðan ! voir autres articles depuis
http://www.kedistan.net/2014/11/07/une—chronique—asli—erdogan—kobane/
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