Deux pages de La Ville dont la cape est rouge
LE FOU DE SANTA TERESA
Après un certain point, on ne peut plus
revenir en arrière. C’est ce point qu’il faut
atteindre.
KAFKA
Au début, la pauvreté, qui était la condition majeure du vagabondage, était entrée
petit à petit dans sa vie ; pareille à une tumeur métastasique envahissant sournoisement
tout le corps, elle l’avait surprise soudainement. Lorsqu’elle avait été renvoyée de
l’université, elle espérait enseigner l’anglais dans l’une de ces centaines d’institutions
répandues aux quatre coins de la ville. Mais ses calculs étaient faux. Tous les postes
étaient occupés soit par des Américains vacanciers ou aventuriers, soit par des
professionnels ayant passé leur vie à l’enseignement de l’anglais. Personne n’avait
confiance en cette femme qui venait d’un pays inconnu. Pendant tout le mois de janvier où
la température atteignait quarante degrés à l’ombre, elle prenait les bus bondés, où
régnait une mauvaise odeur : elle parcourait toute la ville, en écrivant différents CV, du
matin jusqu’au soir parmi des gens exténués de fatigue. Elle avait eu des entretiens sans
résultat avec des responsables chics et arrogants. C’étaient de jeunes professionnels pour
qui le fait d’être professeur d’anglais était la tâche la plus importante du monde – il en était
de même pour tout ce qu’ils faisaient —, ils étaient amoureux de leur carrière et, comme
s’ils voulaient montrer leurs pommes d’Adam, ils redressaient leurs mentons vers le haut.
Ils analysaient d’un seul regard la femme au teint blafard qui se tenait en face d’eux, la
situaient en voyant son sac déformé, ses talons usés, ses cheveux décoiffés. Après de
longues démarches, elle parvint à trouver un poste, mais fut aussitôt renvoyée pour n’avoir
pas coopéré avec les élèves et avoir gardé ses manières de professeur d’université.
Finalement, avec beaucoup de difficultés, elle trouva quelques élèves ; la plupart étaient
des ingénieurs fatigués d’être seuls, qui avaient des rapports incestueux avec leurs
ordinateurs, et leur désir d’apprendre l’anglais disparaissait aussitôt la première invitation à
dîner refusée. Au fur et à mesure, Özgür avait été contrainte à prendre des mesures, à
augmenter ses privations. Il n’était plus question qu’elle s’achète des vêtements, qu’elle
aille chez le coiffeur, chez le dentiste, ni au restaurant. Elle allait au marché du quartier et
négociait les prix, un peu gênée, elle lisait le journal une fois par semaine et assistait
uniquement à des concerts ou spectacles gratuits. Contrairement aux histoires d’immigrés
du Nouveau Monde, son parcours avait commencé dans un quartier chic, à Copacabana;
puis à Botafago, quartier modeste peuplé par la classe moyenne, où il y avait de
nombreuses églises, hôpitaux et supermarchés ; elle s’était peu à peu éloignée des plages
en se dirigeant le long des baies de Flamengo vers l’intérieur de la ville. De la Rio à la
peau blanche, touristique, climatisée et toujours en tête d’affiche, elle avait ret la vraie
Rio, celle qui était métisse, inconnue, infernale... De la Rio qui accumulait ses richesses
avec un appétit insatiable, à l’autre qui ne se rendait même pas compte qu’elle perdait
toujours...
http://www.kedistan.net/wp—content/uploads/2016/11/Asli—Erdogan—recueil—2.pdf
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