Les oiseaux de bois
Le livre est un recueil de cinq nouvelles. Les oiseaux de bois, Une visite
surgie du passé, Le captif, Journal d’une folle, Le visiteur matinal. Des
nouvelles d’abord parues séparément en Turquie, de 1996 à 2006. Leur
traduction par Jean Descat a été éditée en 2009, par les éditions Actes Sud.
Les oiseaux de bois, deux fragments
Franchis la grande porte vitrée. Vite, tourne le dos au panneau gris, sévère et
rébarbatif qui porte l’inscription Hôpital de T. Service des Maladies pulmonaires et
file sans demander ton reste. Marche jusqu’à la limite de l’ombre de l’immense
bâtisse et arrête—toi à la frontière du royaume du soleil ; puis, en retenant ton
souffle, lentement, fais un pas en avant, le pas qui te fera sortir de l’ombre. Que le
pâle soleil du nord réchauffe un peu ton dos, et persuade—toi qu’il va chasser de ton
esprit et effacer tous les souvenirs du passé. Laisse le soleil se jouer dans tes
cheveux, qu’il fasse jaillir en cascade les couleurs de la forêt, qu’il efface les
contours du monde et transforme le réel en pure clarté.
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Filiz avait toujours vécu dans de grandes villes ; elle ne connaissait pas la
forêt. Certes, elle avait passé huit mois dans ce sanatorium de la Forêt—Noire, mais
la forêt y était inaccessible, abstraite et mystérieuse. La nuit, l’obscurité qui
s’abattait comme un oiseau devant la fenêtre, des bruissements qui se mêlaient
aux cauchemars et un gardien sourd—muet qui vous empêchait de sortir, de
retourner vers la vie réelle, quelle qu’elle fût. Mais maintenant elle était au cœur de
la forêt, elle la voyait vraiment pour la première fois. C’était autre chose qu’une
découverte : c’était comme si deux êtres ignorant tout l’un de l’autre se trouvaient
soudain face à face. Dieu sait pourquoi, Filiz en fut bouleversée. Elle était affrontée
à un esprit simple, primitif, aussi vaste que l’océan. Il la tirait de la coque de noix
poussiéreuse qui était son univers, pour lui fair entendre le son d’une toute autre
existence. C’était la pulsation sauvage, rythmique et violemment colorée de la forêt
baignée d’ombres bizarres, pleine de sursauts et de frémissements ; un air humide
et palpitant cachait ses mystères ainsi qu’un voile de mousseline. Des arbres, des
arbres, des arbres... Vieux, vénérables, majestueux, hauts, innombrables,
impérieux, des arbres... A voir en ces lieux tant de miracles et tant de forfaits, ils
avaient pris une expression de gravité. Ils étaient plus vieux que le temps luimême...
Poussant leurs racines au plus profond du sol, ils cheminaient vers le ciel,
rien que vers le ciel, sans dévier à droite ou à gauche, sans songer à se libérer.
Troisième recueil dAslý Erdoðan
Cest le troisième recueil des écrits dAslý Erdoðan. Au milieu du recueil se trouve une fracture, séparant lécriture
littéraire de lécriture journalistique. Parce qu’Asli Erdoðan nest pas seulement une romancière ou une poète. Une part
importante de son temps et de son écriture allait à ces chroniques quelle rédigeait pour les journaux ou pour son blog.
La fracture se tient là. Elle sépare de linvention romanesque les quatre articles rassemblés dans ce recueil, épinglés par
les procureurs dIstanbul pour accuser lécrivaine de terrorisme. Ces articles témoignent. Ils rapportent des paroles
entendues, des graffitis sur les murs, des enregistrements radio ou télé qui rendaient compte dune tragédie vécue par la
première minorité de la Turquie daujourdhui, pendant que les Forces spéciales de lEtat persécutaient la population des
villages et des villes kurdes. Ce sont toujours les textes d’une écrivaine, mais dans la volonté de raconter une réalité que
le pouvoir turc aurait voulu passer sous silence.
Tieri Briet
« En fin de compte, celui qui prend la plume en main doit sans cesse lutter avec cette question :
quelle est la dose de réalité que je peux SUPPORTER ? »
Aslý Erdoðan, La Ville dont la cape est rouge
http://www.kedistan.net/wp—content/uploads/2016/11/Asli—Erdogan—recueil—2.pdf
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