Le captif
Résumé : Face à la prison, une femme attend le jour. Elle relit les lettres
censurées de celui qu’elle aime, tente de se croire différente depuis qu’elle
est enceinte.
« Au demeurant, chaque matin, à son réveil, elle pensait au bébé qu’elle
avait dans le ventre, en se disant qu’à ce moment—là, il était lui aussi en train de
penser à elle... Parfois elle se contentait d’une simple image : c’était par exemple
une jeune étudiante riant de toutes ses dents, les cheveux au vent, preuve vivante
que la vie résiste à tout, qu’elle est invincible. Ou bien elle évoquait cette minuscule
créature aux mains déjà formées, cette tache en forme d’être humain que
décelaient les ultrasons. Le plus souvent, c’était comme un miroir magique embué
qui lui renvoyait, projetée hors du temps, une image intemporelle de sa propre
jeunesse perdue depuis longtemps... Un petit être à la pensée encore balbutiante
scrutait le monde autour de lui et y cherchait non pas l’inconnu, mais des images
familières... C’était comme si, jusqu’alors, elle n’avait pas eu d’avenir, comme si,
dans sa jeunesse, son seul bien avait été cette jeunesse inutile. Pour la première
fois l’avenir prenait forme, grandissait, se logeait dans de la chair et des os... Cette
créature tiède, bien vivante, qui bougeait, était faite à la fois de son sang et de ses
rêves à demi brisés. C’était une attente bien définie. Un vrai miracle. « Je suis une
femme qui attend un enfant », disait—elle à tout venant et hors de propos... Comme
si elle n’y croyait pas elle—même. »
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« Secoue un peu la poupée, époussette—la et mets—la devant le miroir.
Débarrasse ses yeux de ces traces de larmes, mets—lui son masque de jour, rendla
séduisante. Aie soin de cacher sa pâleur sous plusieurs couches de rimmel et de
fard, si tu veux pouvoir l’insinuer dans le monde des humains. »
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« C’est alors qu’apparaissait la Femme. La Déese des marais. Elle se
dressait parmi les morts et progressait dans la boue à la force des mains. Enfoncée
dans la fange jusqu’aux hanches, elle plongeait ses racines au plus profond de la
mémoire du monde. Des mousses, des feuilles mortes, des limaces s’accrochaient
à ses cheveux, les bêtes des marais lui avaient dévoré les yeux. Elle cachait
l’homme sous sa jupe, dans la boue chaude, molle et gluante. Quand l’obscurité
s’épaississait, les chasseurs et les chiens s’en allaient. Quand apparaissaient les
terrifiantes lueurs vertes, que des milliers d’yeux venimeux prenaient la place des
étoiles, que des myriades de chemins surgissaient pour disparaître aussitôt et que
l’on n’entendait plus que les râles du vent, personne n’osait plus s’aventurer dans le
marécage. A part la Femme... Elle appartenait à ces lieux. Ce vent, ce silence, ce
vent terrifiant étaient son univers. La nuit du marécage dans laquelle morts et
vivants s’interpellaient, et où le noir du sol se confondait avec celui des hommes.
Elle cachait dans son sein les égarés, ceux qui s’étaient perdus, les vaincus... Ala
pâle lumière de la lune, sans un mot, en se déchirant, elle donnait à nouveau
naissance à l’homme. Mais c’est un monstre qu’elle mettait au monde, il avait les
bras à la place des jambes et les jambes à la place des bras. Il s’ébrouait et
reprenait sa fuite, en s’efforçant de courir, clopin—clopant, sur ses bras chétifs. En
tombant et se relevant, en trébuchant et en rampant... La Femme lui tendait une
échelle tressée dans ses propres cheveux. « Sauve—toi par ici », disait—elle, en
montrant le chemin ouvert dans les eaux noires par ses lourdes larmes
limoneuses... »
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