Le mois le plus cruel
« 30 mai 2016, 76ème jour du couvre—feu et de létat—de—siège à Nusaybin… Après que les YPS aient déclaré
le retrait de leurs forces en armes, l’opération se renforce, les bombardements, les tirs de chars et de
canons prennent de l’ampleur. 24 des 42 personnes qui se sont extraites des quartiers ayant été arrêtées, il
y a des témoignages sur le fait que de nombreux civils sont torturés.» « Ceux qui sont sortis sont des civils,
des jeunes pour la plupart. De façon compatissante, une libération a été mise en scène, avant quon ne leur
fasse subir des tortures ; leurs familles ont vu que durant les gardes—à—vue, leurs crânes et leurs bras ont été
brisés. » Au 76ème jour, Þýrnak est frappé par des obus. Le bombardement va continuer sans interruption et
plusieurs maisons vont être incendiées.
A Cizre, Emrullah Er, 19 ans, en allant avec sa mère chercher son grand père qui n’avait pas quitté sa
maison jusqu’au 35ème jour du couvre—feu, a été pris pour cible par et arrêté par la police. Entre leurs mains,
il a peut—être perdu son bras… « Ils ont dit qu’ils n’ouvriraient pas le feu sur un drapeau blanc. Ils l’ont ouvert,
ils ont arrêté Emrullah malgré quil soit blessé.» Le sort de Hurþit Külter, responsable du DBP de la ville de
Þýrnak, reste incertain. Alors que la préfecture déclare que H. Külter n’a pas été mis en garde—à—vue, il a été
signalé sur le compte Twitter des forces spéciales qu’il était maintenu par le TEM [Lutte anti—terrorisme]. La
réponse de Güneydogu, donnée à Mahmut Külter qui demandait des nouvelles de son cousin : « Tu es
venu, toi aussi gundi [paysan en kurde] @Kultermahmut, sois tranquille. Hurþit est sur les genoux de ses
grand frères du TEM, en short, on l’a fait un peu transpirer. Mais il va mieux maintenant. Ne stresse pas, ton
tour viendra. » (28 mai, 17:11) Un mois plus tard, le 30 juin : Lors de l’opération militaire débutée à Lice, la
liaison est coupée avec 19 villages et 58 hameaux. L’IHD [Association des Droits Humains] a déclaré être
inquiète pour la vie des civils, et que l’incendie était partout dans Lice.
35 jours sans nouvelles de Hurþit Külter. Sa mère a qualifié le mois qui sest écoulé depuis la disparition de
son fils de « cauchemar ».
(6 juillet, journal Özgür Gündem) Les militaires et les forces spéciales de la police qui ont mis en état de
siège le hameau de Mehla, du village Kerwas, commune de Lice, le 30 juin, ont torturé les 34 villageois qui
luttaient contre l’incendie de leurs maisons. Mehmet Þirin Kocakaya a perdu la vie au cours de ces tortures.
« Ils ont donné des coups de pieds à Mehmet et à ses frères, les gémissements de Mehmet arrivaient
jusqu’à son père paralysé, à 300 mètres de distance… Ils nous ont pris tous – ils ont laissé trois petits
enfants et le père de Mehmet – à lintérieur du blindé, puis nous ont fait attendre. Dix minutes plus tard, une
ambulance est arrivée pour Mehmet. Nous avons demandé à un soldat ce qui était arrivé : « Il a été mis
dans l’ambulance, mais il y a des grandes possibilités qu’il soit mort, a—t—il dit. »
Trois enfants faisant partie des 42 civils mis en garde—à—vue à Nisebin ont raconté comment ils ont été
torturés dans une lettre qu’ils ont envoyée de la prison. H.A et E.T., 16 ans, ont écrit que les soldats qui ont
distribué des gâteaux et jus de fruits devant les caméras, les ont ensuite ramassés une fois les caméras
éteintes. Et qu’ils ont ensuite été violentés pendant des heures, que les femmes ont été trainées par les
cheveux et jetées dans les escaliers. Le bras de H.A. a été brûlé, son index est cassé et suite aux coups de
crosse, il risque de perdre son oeil. Ç.K. (16 ans) qui a été torturé malgré sa blessure par balle au ventre a
raconté qu’il avait été menotté et trainé au sol après l’extinction des caméras. Il n’y a pas de nouvelles de
Hurþit Külter depuis 41 jours. « Qu’ils me donnent mon fils, mort ou vivant. Que lui ont ils fait ? » Info de
dernière page : La mairie métropole de Wan travaille pour soigner les animaux domestiques à Gever. Des
traces de brûlures ont été constatées sur la majorité des animaux, et le risque de famine et d’épidémie est
grand. Sur la photo, il y a un chien des rues au museau tout noir, réfugié dans une maison transformée en
tas de gravats ; là où il a pu trouver refuge, sous la fenêtre, entre une chaise renversée et une armoire, il est
mort sans bouger. Pas de blessure, pas de sang, il a peut—être brûlé en partie. A la fenêtre pend un rideau
blanc déchiqueté ; le soleil de juin, avec compassion et magnificence, luit sur le chien qui a perdu ses
couleurs.
Article publié le 8 juillet 2016, traduit du turc et mis en ligne par la revue Kedistan.
Pour finir deux extraits du recueil de chroniques, Le Silence même n’est plus à toi, qui paraîtra en janvier 2017 aux
éditions Actes Sud, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes.
Nous sommes coupables
Que faut—il écrire ? Que peut bien faire l’écriture (la tienne), que peut—elle bien mettre en « mots », et au nom
de quel monde peut—elle transformer celui—ci ? Jusqu’où peut—elle se baser sur la réalité ? Trois heures du
matin, la pluie tombe par intermittences, bientôt à verse. Comme si c’était le bruit des secondes qu’on
entendait battre sur le pavé. Je suis à ma place habituelle, dans ma nuit où j’entre comme on se faufile dans
une tente. Problèmes «éternels», s’obscurcissant à mesure que l’ombre s’étend, pris dans l’étroit défilé qui
coupe toute issue… « L’écriture est soit un verdict, soit un cri. »
Mot tant de fois prononcé, il lui arrive parfois de s’accrocher à l’homme telle une anaphore, de l’éparpiller
entre ciel et terre. Puis il le jette subitement dehors, et l’abandonne sur les rives du silence. L’écriture,
comme cri, naissant avec le cri… Une écriture à même de susciter un grand cri qui recouvrirait toute
l’immensité de l’univers… Qui aurait assez de souffle pour hurler à l’infini, pour ressusciter tous les morts…
Quel mot peut reprendre et apaiser le cri de ces enfants arméniens jetés à la fosse ? Quels mots pour être le
ferment d’un monde nouveau, d’un autre monde où tout retrouverait son sens véritable, sur les cendres de
celui—ci ?
Les limites de l’écriture, limites qui ne peuvent être franchies sans incendie, sans désintégration, sans retour
à la cendre, aux os et au silence… Si loin qu’elle puisse s’aventurer dans le Pays des Morts, l’écriture n’en
ramènera jamais un seul. Si longtemps puisse—t—elle hanter les corridors, jamais elle n’ouvrira les verrous
des cellules de torture. Si elle se risque à pénétrer dans les camps de concentration où les condamnés
furent pendus aux portes décorées et rehaussées de maximes, elle pressent qu’elle n’en ressortira plus. Et
si elle en revient pour pouvoir le raconter, ce sera au prix de l’abandon d’elle—même, en arrière, là—bas,
derrière les barbelés infranchissables… Face à la mort, elle porte tous les masques qu’elle peut trouver.
Lorsqu’elle essaie de résonner depuis le gouffre qui sépare les bourreaux des victimes, ce n’est que sa
propre voix qu’elle entend, des mots qui s’étouffent avant même d’atteindre l’autre bord, avant les rives de la
réalité et de l’avenir… La plupart de temps, elle choisit de rester à une distance relativement sûre, se
contentant peut—être, pour la surmonter, de la responsabilité du « témoignage »…
Aussi excessivement facile, tardif et vain que cela soit, il faut le dire explicitement : nous sommes coupables.
Nous avons commis, dans ce pays, un crime atroce ; ceux qui en ont été les victimes ont trouvé ces mots
pour le nommer, « Grande Catastrophe », nous avons éradiqué un peuple. Après avoir appelé les hommes à
combattre dans nos armées, nous avons massacré à la pelle leurs femmes et leurs enfants, en les faisant
marcher le ventre vide sur des routes interminables. Mais le crime des hommes est dans leurs actes autant
que dans leur façon de les assumer. En niant nos agissements, nous avons commis un crime plus grand
encore, en refusant de regarder cette femme qui nous appelait à l’aide, cette pauvre femme prise dans l’un
des cortèges qu’on envoyait à la mort, cette femme qui depuis 99 ans nous fait désespérément signe… Voilà
le pire crime, car c’est voler à un être humain jusqu’à ses traumatismes. Accuser la victime de mensonge,
c’est rejeter le crime sur ceux qui en sont les martyrs… Voilà sans doute pourquoi nos terres sont couvertes
de fosses, que nous creusons et refermons sans cesse. Jonchées d’os, de cendres, de silence… Nous ne
sommes pas capables ni de regarder dans les yeux cette femme battue à mort puis jetée sur le bord de
l’autoroute, ni les restes du squelette du partisan… Nous vieillissons pour oublier, oublions en assassinant,
et oublions sans cesse que ces cadavres, nous les portons en nous.
Faire face est tout autre chose qu’accepter. C’est être capable d’affronter le regard des victimes, savoir leur
laisser la parole. Il est peut—être trop tard, bien trop tard pour les morts, mais laissons ceux qui en ont
réchappé nous la raconter, cette Grande Catastrophe. Nous, qui sommes désormais un autre « nous ».
Un dernier mot avant le 1er mai : la place Taksim est à nous, ceux qui y sont morts à tout le monde…
Chaque fois que nous marcherons vers cette place méconnaissable, malgré les matraques, les canons à
eau, les lacrymos, chaque fois que nous en prendrons le chemin, elle sera « à nous ».
Nocturne forêt
L’air s’obscurcit tôt, la pluie se change en blizzard. Le vent âpre de la steppe tourbillonne au—dessus de la
ville et de la vallée déjà couverte de neige. Le long hiver de l’Europe de l’Est, rude et impitoyable… Les
chutes brutales de température, les orages, le froid insoutenable, l’obscurité… Les heures et les années
pétrifiées dans une nuit devenue bloc de cristal. Monde d’horizons lointains et brumeux, presque
imaginaires, dans la léthargie opaque et pesante d’un hiver qui ressemble au coma. La vie retirée au plus
loin d’elle—même, attirée vers l’arrière, vers l’intérieur, vers ses propres profondeurs. Toutes les étoiles sont
invisibles, et la lune surgit entre les nuages lourds et effrayants telle une plaie violacée, une flaque de sang
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qui goutte puis coagule dans des bandelettes de toile. Un œil injecté de sang, la pupille éclatée, qui essaie
péniblement de s’arracher à l’obscurité, mais dont le regard révulsé, empli de douleur, se refuse à voir. Il ne
dit rien, ne donne aucune réponse.
Je marche dans la nuit froide, sinistre et terrifiante, dans le silence glacé. Je suis seule dans la forêt
spectrale. Comme la dernière survivante sur terre, comme une petite plaie surgie d’entre les bandelettes…
Les arbres, secs et nus, ont perdu la mémoire en même temps que leurs feuilles, désespérés ils ont renoncé
à être eux—mêmes, à se souvenir, à se tourner vers la lumière… De leurs longs doigts griffus, ils invoquent
un temps vierge où les jours et les saisons n’ont pas cours, un temps réduit à une pure attente. Pure attente,
pure perte… Je marche sur les traces d’une voix, d’un mot qui éclipsera la nuit. En route pour les tréfonds de
la forêt nocturne… Pas une étoile en vue, on dirait que les mots s’éparpillent dans le silence comme des
cristaux de glace que mon souffle exhale, les souvenirs, les existences et les émotions reposent inertes et
sans vie sous l’épaisse couche de neige. Je ne ressens plus que le froid, et mes doigts gelés au point ne
plus rien tenir, la nuit s’obscurcit au fur et à mesure que je marche, mes morts se retirent dans leurs tombes
et grelottent…
Je marche aux lisières d’une ville d’Europe de l’Est, un lundi soir. (Chaude et lumineuse, ma chambre
m’attend, les feuilles blanches, les notes, les articles, les textes… À propos des attentats de Paris, de la
crise des migrants, des discours de haine… La politique, antidote possible à la solitude et à l’obscurité…) Un
oiseau soudain chute d’entre les branches, comme déséquilibré dans son sommeil, il meurt sans un cri.
Je continue à marcher, peut—être que je passerai ma vie à courir après un mot, ou bien, subitement tirée d’un
ultime songe en quête désespérée de souvenir, je chuterai et ne me relèverai plus.
Un choix de textes réalisé par Tieri Briet, avec l’aide d’Anne Rochelle et de Naz Oke, pour la revue Kedistan –
kedistan.net) | voir aussi : Dossier spécial Aslý Erdoðan | Page facebook : Free Aslý Erdoðan
http://www.kedistan.net/wp—content/uploads/2016/12/Asli—Erdogan—recueil—3.pdf
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