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”Un écrivain est en prison, tout le pays est en prison”


Les soutiens à la romancière turque, incarcérée à Istanbul depuis la mi—août, se multiplient. Une lecture est organisée ce lundi à Paris.
PAR VALÉRIE MARIN LA MESLÉE (ISTANBUL)

Sur la route de l’aéroport qui mène au centre—ville d’Istanbul, on passe devant le quartier de Bakirköy. Là, dans la prison des femmes du même nom, est enfermée, depuis la nuit du 16 août, la romancière Asli Erdogan. On découvre un peu plus tard sa photo au—dessus du stand de son éditeur, à la foire du livre d’Istanbul qui bat son plein à la mi—novembre. Comme dans les librairies de la ville, ses livres y sont en vente. Voilà l’arbitraire de sa situation, et de celle de tant d’autres détenus dans les prisons turques aujourd’hui.
Jusqu’à quand ? Faudra—t—il attendre qu’Asli Erdogan ne survive pas à ce traitement ? Ou qu’elle en ressorte handicapée, si l’on continue à ne pas lui fournir les soins médicaux que sa santé très fragile nécessite ? Jusqu’à quand le président Erdogan, homonyme de l’écrivaine, fera—t—il la sourde et dédaigneuse oreille aux manifestations de soutien qui s’accélèrent partout en Europe, pour demander la libération de celle qui endosse peu à peu la figure de martyre du régime ? Qu’espérer de l’intérieur, alors que le terrorisme
Il faut lire la dernière interview transmise par son avocate au Corriere della Sera et la dernière lettre d’Asli Erdogan, datée du 2 décembre et parue dans le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung trois jours plus tard, pour approcher son quotidien. L’écrivaine y décrit ses conditions de vie, les détenues qui arrivent, jeunes filles arrêtées lors de manifestations, et parle de sa codétenue, la linguiste et traductrice Necmiye Alpay, qui a fêté son 70e anniversaire en prison, et pour laquelle le procureur a exigé la détention à vie. « Comme pour moi », précise Asli Erdogan, dont le procès aura lieu le 29 décembre. Et bien sûr, elle cite aussi tous ceux qui subissent avec elle cette accusation de « propagande en faveur d’une organisation terroriste », parce qu’ils étaient conseillers au comité consultatif engagé du journal pour la condition des Kurdes, Özgür Gündem, fermé à la mi—août sur ordre des autorités.
Sa mère sera à la Maison de la poésie ce 12 décembre

À quoi rime cet acharnement ? Une visite du député CHP (parti kémaliste), résumée dans le quotidien turc Hürriyet du 5 décembre, donne des détails sur le durcissement des conditions de détention des journalistes et des intellectuels. Les familles ne peuvent venir qu’une fois tous les deux mois. En ce qui concerne le téléphone, l’autorisation est désormais de 10 minutes tous les 15 jours, au lieu de 10 minutes par semaine. Sans parler des conditions sanitaires... Mais rien n’y fait. Pas plus que les manifestations, que ce soit en Turquie, comme ce concert de « veille pour les libertés » donné le 5 décembre devant la prison, ou en Europe (elles sont recensées sur la page dédiée Free Aslý Erdoð an).
« Lisons partout les textes d’Asli Erdogan à voix haute, partageons leur beauté face à un État devenu assassin. Jusqu’à la libération d’Aslý Erdoðan ! » Cet appel lancé par deux écrivains, Tieri Briet et Ricardo Montserrat, a déclenché toute une série d’initiatives.
Celle de la comédienne Sophie Bourel, sensibilisée dès le mois d’août, est à l’origine de la soirée phare de la Maison de la poésie, le lundi 12 décembre. Elle accueille Mine Aydoslu, la mère d’Asli Erdogan, qui avait déjà été chercher en Suède le prix Tucholsky, attribué par le PEN Club à sa fille incarcérée. Autour d’elle, Françoise Nyssen, présidente d’Actes Sud, Timour Muhidine, son éditeur, Pierre Astier, son agent littéraire, Yiðit Bener, écrivain, traducteur et interprète turc, Emmanuelle Collas, directrice des éditions Galaade, et Selin Altiparmak, comédienne, évoqueront la situation des écrivains. Des extraits de l’œuvre d’Asli Erdogan seront lus, dont, en avant—première, des chroniques parues dans Özgür Gündem, extraites du recueil de ces textes, Même le silence n’est plus à toi qu’Actes Sud publiera le 4 janvier.
On y projettera aussi un court—métrage d’Eren Topcu : Chroniques du fascisme, aujourd’hui.


« Son arrestation signalait ce qui allait arriver » (Yigit Bener, écrivain)

Yigit Bener © VMLMYigit Bener dans un restaurant hautement littéraire de l’avenue de Bagdad, à Istanbul. © VMLM
À Istanbul, à la mi—novembre, nous avons rencontré celui qui s’exprimera sur cette scène lundi soir, Yigit Bener, l’auteur du Revenant (Actes Sud), un roman remarquablement éclairant sur la Turquie contemporaine, et dont le prochain livre paraîtra aux éditions de la MEET, en attendant un autre roman à venir chez Galaade. Nous lui avons demandé de quoi Asli Erdogan est le symbole.
« On était en train de parler de reconstruire un système démocratique tous ensemble », décode Bener. « Sauf que le pouvoir était en train de purger tous ceux qui étaient dits gülénistes [la secte de Fethullah Gülen accusée d’avoir fomenté le coup d’État du 15 juillet dernier, NDLR], qui ne sont certes ni des démocrates ni des anges. Personne ne s’est opposé alors à l’éviction de généraux putschistes, de magistrats pourris. Mais que dire des renvois de milliers d’enseignants pour leur supposée appartenance à un mouvement dont les dirigeants auraient fait un coup d’État ? Ça devenait problématique, mais personne n’a osé protester. Or, quand Asli Erdogan a été arrêtée, il devenait clair qu’on visait directement une personne qui n’avait rien à voir avec le mouvement güléniste : le prétexte de son arrestation nous signalait ce qui se passerait par la suite, puisqu’il semblait normal d’arrêter des gens pour leur simple sympathie ou convergence à une organisation hier légale, mais aujourd’hui cataloguée comme terroriste—putschiste (les gülénistes), alors on pouvait appliquer la même logique pour le PKK, également catalogué comme organisation terroriste : tous ceux qui, de près ou de loin, auraient collaboré avec la branche légale du mouvement kurde, que le gouvernement assimile désormais dans sa totalité au PKK, sont donc susceptibles d’être arrêtés sous l’inculpation de terrorisme. »
Pire qu’après le coup d’État de 1980

Asli Erdogan a collaboré au journal Özgür Gündem, accusé d’être lié au PKK. Dans sa lettre envoyée de prison le 2 décembre, elle souligne que, selon la législation des médias, les membres du conseil consultatif du journal – c’était son cas, NDLR – ne sont pas responsables du contenu rédactionnel. Ajoutant que… de « tels détails n’intéressent plus personne en Turquie ». Elle cite aussi les noms de ceux qui sont aujourd’hui emprisonnés comme elle, arrêtés dans des conditions « kafkaïennes », soumis à « l’arbitraire, le harcèlement et la privation de droits ». Une situation bien pire qu’après le coup d’État de 1980, précise—t—elle.
« C’est méconnaître Asli que de pouvoir croire une seule seconde à un appel à la violence de sa part », poursuit Yigit Bener. « Malgré cela, elle a été arrêtée et là, on a perdu une première bataille parce qu’il n’y a pas eu dans l’immédiat, en dehors des manifestations des écrivains, assez de réactions massives à cette dérive autoritaire. Notamment du parti kémaliste, CHP, qui aurait pu réagir plus fort, en s’associant avec le Parti du mouvement kurde (HDP). Rien n’est arrivé, un boulevard s’ouvrait pour le pouvoir : dans la foulée, d’autres intellectuels ont été arrêtés, puis le quotidien laïque Cumhuriyet a été touché, puis les maires du HDP ont été destitués et arrêtés, et enfin les députés et dirigeants du HDP (après les attentats du 10 décembre, une centaine de membres du parti HDP ont été arrêtés, ndlr). Le tribunal a réclamé le maximum pour Asli, la perpétuité, et si la peine de mort avait été rétablie, comme le souhaite Erdogan (après avoir lui—même légalisé son abolition, ndlr), on aurait donc demandé sa mort », souligne l’écrivain.
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Une situation folle

À Istanbul, chacun parle de situation folle, inimaginable, plus grave que ce que la Turquie a jusque—là connu, et pourtant l’histoire n’a jamais épargné les écrivains opposants au pouvoir… Son ami l’écrivain et dramaturge Murathan Mungan, rencontré dans sa maison d’édition Metis à Istanbul et dont Galaade publiera la traduction du premier roman en février, confie : « Je suis très malheureux, cela fait bientôt cent jours. Asli Erdogan est une amie à moi. Elle et Necmiye Alpay sont deux personnes qui demandent simplement la paix. Elles sont toutes deux connues et donc mises en avant par leur popularité à titre de symboles. Mais il y a beaucoup d’autres journalistes et écrivains en prison pour des raisons semblables. Le but ? Faire peur aux Turcs qui ne sont pas kurdes, auxquels on dit : Regardez, si vous vous en mêlez, cette vague d’emprisonnements s’amplifiera. C’est du moins ce que je ressens personnellement. »
Que faire ? « Ces outrances poussent justement les gens à réagir et à se fédérer petit à petit », constate Yigit Bener. Pour sa part, la romancière Oya Baydar, qui vient de recevoir le prix France Turquie 2016 pour son livre Et ne reste que des cendres (Phébus), le dédie à tous ceux qui sont en prison. Son mari, journaliste à Cumhuriyet, y est resté six jours avant d’être libéré pour raisons de santé, ainsi que deux autres confrères, sur les treize incarcérés. Collaborateur lui aussi du journal Cumhuriyet, depuis 20 ans, le poète Ataol Behramoglu, qui en a vu d’autres, rappelle en forme d’adage universel : « Un écrivain est en prison, tout le pays est en prison. »
Parmi les prochaines lectures : 12 décembre à 17 heures, à La Machine à Musique à Bordeaux. À 19 heures, à La Manufacture des tabacs à Nantes (le collectif Free Aslý Erdoðan donnera des lectures en français mais aussi en turc de ses textes). Le 12 décembre 2016 à 20 heures, à la maison de la Poésie à Paris.

http://www.lepoint.fr/culture/de—quoi—asli—erdogan—est—elle—le—symbole—10—12—2016—2089404_3.php

10.12.2016
Le Point


 

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