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Asli Erdogan, le cri des mots



Toujours menacée d’emprisonnement, l’écrivaine turque sera à Genève le 10 mars. Pour évoquer une écriture qui met en paroles le silence des victimes


Asli Erdogan revient à Genève. Le 10 mars, l’écrivaine turque sera à la Maison de Rousseau et de la littérature pour une rencontre publique. Elle retrouvera alors un quartier qu’elle connaît bien, la Vieille—Ville et ses rues pavées qui serpentent. Dans les années 1990, elle aimait s’y perdre avant de retrouver la toute petite chambre où elle vivait, après ses longues journées passées au CERN, elle, la jeune physicienne atomique qu’elle était alors, l’une des rares femmes à être acceptées au cénacle de la recherche internationale.

Entre ces années genevoises et aujourd’hui, elle est devenue une voix forte de la littérature mondiale, donnant par sa plume des tombeaux aux victimes de violences, qu’elles soient sexuelles, politiques, raciales. De livre en livre, de chronique en chronique, elle a mis le doigt dans la plaie, convaincue que le poète doit être justement là où les cris sont étouffés: camps de réfugiés africains dans la périphérie d’Istanbul, femmes violées, discriminations contre les Kurdes.

Rafles massives

En août 2016, Asli Erdogan est devenue victime à son tour: des policiers encagoulés ont fait irruption dans son appartement comme dans les maisons de milliers de professeurs, écrivains, journalistes, fonctionnaires. C’était quelques semaines à peine après le coup d’Etat manqué d’une fraction de l’armée, entraînant des rafles massives auprès d’opposants au pouvoir ou considérés comme tels. Son incarcération a suscité une forte mobilisation en France, en Suisse romande, et dans plusieurs autres pays européens par le biais de lectures en librairie et de récitals.

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On a encore devant les yeux le visage aux traits tirés mais comme illuminé de l’intérieur de l’écrivaine, lorsque quatre mois plus tard, en décembre 2016, elle a été libérée de la prison pour femmes d’Istanbul. Le procès de l’écrivaine est toujours pendant. Le 6 mars, le jugement a été une nouvelle fois reporté. Elle ne risque plus la perpétuité mais plusieurs années d’emprisonnement. Libérée de l’interdiction de quitter la Turquie, elle a été accueillie à Francfort, l’une des «villes refuges pour écrivains persécutés» où elle vit désormais.

Virée sous les tropiques

Paraît aujourd’hui, chez Actes Sud, L’Homme coquillage, son tout premier roman, paru en Turquie en 1997 alors qu’elle avait 26 ans. Même si ce livre, impressionnant de maturité, se passe dans les Caraïbes, il a bien en son cœur le séjour genevois d’Asli Erdogan. Egrenant tous les thèmes de l’œuvre à venir, la solitude, la violence, la condition des femmes, l’attention aux marges, L’Homme coquillage fait le récit d’une virée sous les tropiques, une université d’été de physiciens du CERN qui se transforme, pour la narratrice, en expérience limite et fondatrice tout à la fois.


«Super—cerveaux» du CERN

Car c’est bien une série de «désillusions» violentes qui mènent Asli Erdogan à l’écriture. Fille d’une famille qui place la réussite académique au cœur de tout, elle voit, enfant, ses parents arrêtés et torturés. Elle assiste ensuite à la dissolution du couple et au départ de sa mère, face à un père devenu violent. Enfant surdouée, Asli brille scolairement mais aussi chaussons au pied. Adolescente, elle s’adonne passionnément au ballet. Et elle écrit, déjà, des nouvelles. Quand elle est admise, à moins de 25 ans, parmi l’équipe de doctorants du CERN, elle est la première femme turque à atteindre ce niveau.

Une fois en place, elle se sent immédiatement décalée parmi les «super—cerveaux» venus de Chine, du Japon ou d’Inde: «Pour pouvoir survivre dans pareil endroit, il était nécessaire de n’avoir aucune passion, aucune relation en dehors du travail, il fallait apprendre à s’oublier soi—même, à négliger son corps, à réprimer la plupart de ses émotions.»


Vendeur de coquillages

Face à l’océan Pacifique, la narratrice Asli tournera le dos avec rage et exaltation à l’univers cérébral et mortifère des physiciens et des riches touristes blancs et s’échappera du côté des habitants de l’île, de la violence qui y règne et aussi de l’immensité océanique, cette force qui nettoie les plaies, visibles et invisibles. Une histoire d’amour passionnément impossible, bancale et fulgurante se noue avec Tony, le vendeur de coquillages au visage défiguré par une agression policière.

Quand j’écris, j’entends les cris, les râles des prisonniers suppliciés. Ils ne me quittent pas

En 2009, Asli Erdogan nous avait rete dans un grand café de la place Taksim à Istanbul. Elle était alors en pleine écriture de Bâtiment de pierre (2013), un roman incantatoire, long chant à la poignante douceur d’une femme rescapée de la prison et de la torture. L’écrivaine, déjà traduite en plusieurs langues, avait le regard habité. «Quand j’écris, j’entends les cris, les râles des prisonniers suppliciés. Ils ne me quittent pas», nous disait—elle. C’est—là, au milieu du brouhaha du café, qu’elle nous avait raconté sa Genève qui revient dans plusieurs de ses livres. De ce lieu où «le lac Léman, en se jetant dans le Rhône s’insinue dans la ville comme la fine langue d’un serpent». Là, et là seulement, Genève ressemble à Istanbul.


https://www.letemps.ch/culture/asli—erdogan—cri—mots

8.3.2018
Letemps


 

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