destins croisés entre langue, fiction et engagement
Au milieu de considérations sur la littérature, Asli Erdogan rappelle le danger qui guette écrivains et journalistes turcs. A ses côtés, Kamel Daoud raconte son rapport jouissif à la littérature, allocution savamment travaillée aux allures de punchlines. Ce que tous deux ont en commun ? Leur engagement, à la fois poétique et politique.
« J’ai d’abord eu un rapport jouissif, sexuel et honteux à la langue française. C’était une découverte érotique, clandestine et perverse » lance Kamel Daoud, sous les rires du public, tandis qu’Asli Erdogan raconte : « Dès l’âge de trois ans, j’ai menti. J’ai fait semblant de savoir lire, j’ouvrais un livre et, à chaque fois, je racontais une histoire différente. »
C’est en racontant leur premier souvenir d’écriture – cocasse – que l’échange entre l’écrivain algérien et la romancière turque débute, sur la grande scène de Livre Paris, animée par Guénaël Boutouillet. L’occasion de comparer les expériences.
Le rapport à la langue
Pour Kamel Daoud, l’envie d’écrire est née sous le signe de la « frustration. » Après avoir lu et relu une bande dessinée qu’il avait acheté, il s’est imaginé écrire une suite. L’écriture comme « continuation de l’œuvre aimée », donc. Mais aussi une découverte d’une langue française jouissive, pour l’enfant algérien né dans un petit village, sans télévision, à travers des mots « érotiques. » Son exploration répare « l’étroitesse du monde » et restaure le « désir du monde. » Le futur écrivain le découvre avant de le connaître.
La lecture dévoile le corps, le monde. « C’est une caresse, une palpation, une dévoration, un éclaircissement. » Lorsqu’il écrit, il a la sensation de maîtriser le monde. « J’écris vite, mais quand j’arrête d’écrire, le monde se délite. » Pour l’écrivain, l’enjeu des mots est fondamental. Ils permettent, entre autres, de dire l’indicible, les non—dits.
Son rapport à la langue française est aussi un « rapport historique » : elle n’est pas officielle en Algérie. Comme a l’habitude de dire l’un de ses amis, « c’est la maîtresse linguistique avec laquelle tout le monde couche, mais personne ne veut s’afficher avec. » Kamel Daoud se décrit comme un autodidacte – il a eu son premier dictionnaire à l’âge de 17 ans – ayant défini les mots à sa façon. « Il y a Le Robert, Le Larousse et le Kamel Daoud » assure—t—il, pince—sans—rire.
Le stratagème d’Asli Erdogan, lui, a été découvert par sa grand—mère. Ayant remarqué que sa petite—fille faisait semblant de savoir lire, elle lui offre un autre livre. A quatre ans, l’écrivaine turque apprend la lecture. Et à dix ans, son premier poème est publié – toujours à l’initiative de sa grand—mère – et Asli Erdogan en conçoit une grande honte. Elle ne réécrit pas jusqu’à ce qu’elle devienne physicienne au Centre européen de recherche nucléaire à Genève. Elle travaille quatorze heures par jour et écrit la nuit.
Pour la romancière – qui a bien du mal à se définir de cette manière – son point fort est son style ; difficile de l’appréhender si l’on ne lit pas dans sa langue maternelle, précise—t—elle. « Écrire, c’est m’intéresser aux mots qui se chuchotent entre eux, voir ce qu’ils disent d’eux—mêmes. Parfois, écrire une phrase peut me prendre une semaine entière » confie—t—elle.
Réalité ou fiction ?
Dans La Ville dont la cape est rouge, Asli Erdogan aborde les thèmes de la réalité et de la fiction, si tant est que la réalité ne soit pas véritablement une fiction ou inversement, précise—t—elle. Afin d’éclairer son propos, elle propose une métaphore : celle d’une femme qui regarde par la fenêtre, la nuit, une ville et ses lumières. Sur la vitre, elle voit son reflet. De la même manière, chaque regard assume sa propre subjectivité. « C’est ma frontière personnelle » conclut—elle.
Pour Kamel Daoud, la fiction est nécessaire, elle permet une maîtrise sur le temps et rend le réel plus supportable. Les mots habillent la réalité qui, crue, serait insupportable, inhumaine. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle, selon lui, les dictatures sont allergiques à la fiction. Cette dernière est « concurrente. Elle est une dissidente dans l’écriture du réel. Je m’approprie le monde dont la fiction est intolérable pour les dictatures. C’est une fonction essentielle, humaine » déclare—t—il.
Il continue : il y a toutes sortes de fiction. Un exemple de fiction domestique : le mariage – rire du public. « Il n’y a pas de réel, que des fictions. Celles qu’on a envie de lire, celles qu’on paye, celles qui tuent... »
Asli Erdogan complète avec l’exemple de son pays d’origine, la Turquie, dont le gouvernement entend détruire toute forme d’art. Celles—ci sont des « menaces sur le monopole du discours qu’ils ont sur ce qu’est la réalité. »
L’engagement
Pour Asli Erdogan, figure de l’engagement, symbole de l’oppression turque, changer le monde grâce à l’écriture est un idéal. Tout comme Kamel Daoud, elle a été journaliste. Pour elle, chaque article qui a permis de faire libérer un prisonnier est une victoire. Son passage en détention (72 heures) lui a fait comprendre que la langue du traumatisme est la plus difficile à appréhender. Cette tentative de saisie par cette écriture est pourtant au cœur de son œuvre.
Les deux auteurs publiés chez Actes Sud discutent d’une chronique publiée par le HuffPost Algérie et écrite par Kamel Daoud à propos de la venue de Recep Tayyip Erdogan en Algérie. L’écrivain y dénonce la séduction engagée par le président turc envers son pays d’origine, construisant une sorte d’image « panarabe ou panislamique ». « Je refuse la compromission. Un tortionnaire est un tortionnaire et ce n’est pas son passeport qui le sauvera. »
Un peu plus tard, il parle de sa difficulté à garder une spontanéité dans son écriture et dans son discours, lui qui doit jouer entre paroles d’écrivain et diplomatie. Il affirme devoir « survivre à la fabrication du traître dans [son] propre pays. » En effet, face à ceux qui essayent de le décrédibiliser et qui reprennent à leur compte ses paroles, il s’interroge sur sa responsabilité : parler ou se taire ? Question rhétorique puisqu’il affirme très vite : « J’écris ce que je veux, ce que je pense, et où je veux. Je ne tue personne, ce n’est pas à moi de me taire. »
Asli Erdogan conclut la rencontre en rappelant qu’Ahmet Altan a lui aussi été arrêté, deux semaines après elle. Contre tous deux, a été faite une « demande de perpétuité aggravée », synonyme de peine capitale, explique—t—elle, puisque cette dernière pourrait survenir à tout moment. Enfin, elle rappelle que de nombreux journalistes – il y en aurait plus en prison qu’en liberté – et écrivains ont été emprisonnés.
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